lundi 28 avril 2008

analyse de zone

Drame en trois actes


Dans les années cinquante, à Montréal, dans un quartier populaire, s’est formée une bande d'adolescents issus d'un milieu ouvrier très modeste, quatre garçons : Tarzan, Moineau, Tit-Noir, Passe-Partout, et une fille : Ciboulette. Tarzan est leur chef ; toute la bande l’admire, à l'exception de Passe-Partout qui le jalouse parce que Ciboulette l’aime. Ils squattent une usine désaffectée et participent à la contrebande de cigarettes américaines que Tarzan se procure en allant les chercher aux États-Unis, franchissant illégalement la frontière chaque semaine. Mais voilà qu'un jour, sous l'effet de la peur et de la panique, il perd ses moyens et tue le douanier qui l'a surpris.

Quand il est de retour au repaire, la police survient et les amène tous au poste. Interrogés séparément, ils se font un honneur de protéger Tarzan. Mais les policiers ont du métier et savent cuisiner les jeunes, qui, tour à tour, donnent des éléments de réponses permettant de comprendre l'essentiel de l'histoire. Ciboulette, apprenant qu'un douanier a été tué, témoigne en amoureuse, cherchant à protéger moins le groupe que Tarzan, tentant de mettre les policiers sur une fausse piste, en racontant que quelqu'un venait leur livrer les cigarettes. Lorsqu’à son tour, il entre en scène, c’est en amoureux qu’il se porte farouchement à la défense de Ciboulette. Mais Passe-Partout le trahit, il doit avouer et est emprisonné.

Alors que Passe-Partout tente de s'imposer comme chef, après trois jours de détention, Tarzan s'enfuit de la prison dans le seul dessein de revoir Ciboulette pour lui avouer son amour, pour redevenir pour elle François Boudreau. Mais il meurt presque aussitôt sous les balles des policiers, Ciboulette se couchant sur son corps inanimé.


Analyse


Intérêt de l’action


La simplicité de l’intrigue est soulignée par l’organisation en trois actes mais sans découpage en scènes ou tableaux : un premier acte d'exposition (intitulé ‘’Le jeu’’) qui se termine par l'arrestation des jeunes gens ; l'interrogatoire, aux bureaux de la police, qui occupe tout le deuxième acte (intitulé ‘’Le procès’’) ; enfin le dénouement dans le troisième acte (intitulé ‘’La mort’’). Chacun de ces titres est un signe précisant le rythme mélodique, dégageant l'évolution de la pièce et sa signification essentielle.

L’action progresse autant par les événements (beaucoup de scènes physiques où les esprits s'échauffent ; les scènes d'interrogatoires qui sont fortes et dont le rythme ininterrompu permet au spectateur de ressentir toute la détresse du groupe d'adolescents ; quelques touches d'humour aussi) que par l’évolution des personnages, les uns et l’autre maintenant un suspense intense. Les dialogues se développent au rythme de l’action avec un grand naturel.

On ne change qu'une fois de décor, pour le deuxième acte : le premier et le dernier se jouent dans le même décor : une arrière-cour sur fond de hangars. À l'avant-plan, «une caisse de bois renversée» sert de trône au chef ; à l'arrière-plan, des cordes à linge «accrochées à un poteau croche planté derrière et dont le travers du haut», précise l'auteur dans ses indications scéniques, «donne l'impression d'une pauvre croix toute maigre, sans larron ni Christ dessus».

Les perspectives qu'ouvrent ces indications sur un monde symbolique nous font comprendre que, sur un banal canevas de mélodrame et dans une structure apparemment linéaire et d'une extrême simplicité, Marcel Dubé a voulu peindre un drame humain complexe et profond. Dans un décor quasi réaliste, c'est un drame poétique, d'«une poésie discrète», dit-il encore, qui tient à l'atmosphère générale : ambiance de jeux interdits, créée dès le lever du rideau par «le son grêle de l'harmonica» dont joue Moineau, et qui, comme la boîte renversée servant de trône à Tarzan ou la foi naïve et totale des personnages, nous situent d'entrée de jeu dans un univers d'enfants jouant au paradis : univers fermé et clandestin, à l'image de cette cache bien gardée qui sert d'entrepôt aux cigarettes, et de banque pour les profits réalisés et mis en commun. Univers délimité par l’arrière-cour et les hangars : y pénétrer, c'est franchir une frontière, passer de la vie réelle à celle du rêve.

C'est pourquoi ces adolescents jouent tous double jeu. Chacun, et le chef y insiste, travaille de son côté, a un emploi dans le système des adultes : ouvrier d'usine ou livreur. Mais cela sert simplement à mieux protéger leur vie secrète, celle où ils cessent même de s'appeler Arsène Larue, François Boudreau ou René Langlois, pour devenir Tit-Noir, Tarzan, Passe-Partout. Agacé par ces noms, l'un des policiers vitupère : «Vous êtes pas capables de vous appeler comme du monde?» Il montre bien par là qu'il n'a rien compris : on aura beau condamner à mort un dénommé François Boudreau, on ne pourra rien contre Tarzan ; il mourra, mais pas en prison : dans le paradis qu'il avait créé, et entre les bras de Ciboulette. Sa mort signifie l'impossibilité du rêve, la victoire définitive et fatale du réel sur le rêve. «Je vous avais promis un paradis», dit-il aux autres avant de mourir, «j'ai pas pu vous le donner et si j'ai raté mon coup c'est seulement de ma faute» - «Si Passe-Partout m'avait pas trahi», précise-t-il, «ils m'auraient eu autrement, je le sais». Il fallait à la fatalité un instrument pour le détruire, et c’est le traître Passe-Partout.

Ce qui rend plus tragique, cependant, le dénouement de la pièce et qui explique en même temps le ton, nettement plus lyrique, du troisième acte et du monologue final, c'est qu'il signifie également l'impossibilité de l'amour. Ce thème, le plus discret peut-être dans cette pièce, en est pourtant l'un des plus importants. Il évolue lentement d'abord, comme en contrepoint de l'action dramatique. On le devine, à la manière dont Ciboulette admire et défend Tarzan contre Passe-Partout; et déjà se dessine cette force du destin qui, en Passe-Partout, détruira à la fois le rêve et l'amour. Un autre personnage, Tit-Noir, ayant compris la beauté et la fragilité de cet amour, pressent ce drame. «Un jour», dit-il à Ciboulette, «tu voudras lui avouer ton amour, et il sera trop tard, ça sera plus possible...» L'aveu ne viendra, justement, que ce jour où il est trop tard. Il reste que, dès la fin du premier acte, ce thème de l'amour impossible entre Tarzan et Ciboulette est devenu le ressort secret de la pièce. À son retour, les paroles que Tarzan échange avec les autres, et surtout avec Ciboulette et Passe-Partout, sont chargées d'une double signification. Au-delà des ordres qu'il donne, on entend ces «mots d'amour», qu'il ne dit pas, qu'il cache, avait dit Tit-Noir, «dans le fond de sa gorge». Ainsi se détache une sorte de triangle amoureux où l'on trouve le héros et le traître, amoureux rivaux mais dont le centre est la jeune fille qui fait l'enjeu de cette rivalité.

Voilà qui élargit considérablement la signification de la pièce : “Zone” est plus que ce drame d'adolescents vivant, écrit l'auteur, «la triste agonie de leur adolescence», c'est une histoire d’amour. Mais l'unité exige que ces deux aspects du drame soient intimement liés : ils le sont, à partir du deuxième acte. L'interrogatoire se déroule d'abord selon les techniques policières habituelles ; mais tout converge progressivement vers la comparution de Ciboulette. La première, elle apprend qu'un douanier a été tué et elle se rappelle tout à coup les paroles de Tarzan, à son retour de la frontière. «On n'est pas des assassins nous autres... on n'est pas des criminels... on n'a jamais tué personne.» Dès ce moment, c'est visiblement en amoureuse qu'elle témoigne, cherchant à protéger moins le groupe que Tarzan. À son tour, lorsqu’il entre en scène, c’est en amoureux qu’il se porte farouchement à la défense de Ciboulette. Mais ils ne se sont pas encore avoué mutuellement cet amour qui est, en fait, le grand ressort dramatique de la pièce, et non plus l'appartenance au groupe.

Au troisième acte, le groupe lui-même, d'ailleurs, a perdu son âme, a perdu la foi : même Moineau, avec une sorte de cynisme involontaire, reconnaît la fin de son rêve. Chacun vient à tour de rôle partager l'attente de Ciboulette, laquelle s'accroche à la fois à son rêve et à son amour. Pour elle seule, Tarzan demeure un héros invincible. Or, lorsqu'il revient, après s'être enfui de prison, il cherche à ébranler sa foi : «Réveille-toi, Ciboulette, c'est fini tout ça... je m'appelle François Boudreau, j'ai tué un homme, je me suis sauvé de prison et je suis certain qu'on va me descendre.» Il veut la revoir pour lui avouer son amour, l'action dramatique du dernier acte reposant donc sur l'amour romantique de deux êtres qui ne se retrouvent qu'au seuil de la mort. Et l'on ne s'étonne pas qu'à la fin Ciboulette, comme Iseult à la mort de Tristan, se couche sur le corps inanimé de Tarzan : c'est là le couronnement et l'expression mythique de l'amour romantique, de l'amour impossible que la mort vient grandir et rendre éternel. «Y'a qu'une Ciboulette, avait dit Tarzan, qui est à deux endroits en même temps : devant moi et dans ma tête. Devant moi pour une minute et dans ma tête pour toujours.» Image étonnamment juste à la fois d'un amour qui meurt sans mourir, et de la pièce elle-même qui, construite au départ sur le seul groupe dirigé par Tarzan, se prolonge à la fin dans cette seconde action dramatique qui a fini par dominer la première. “Zone” est le drame poétique du rêve et de l'amour.

Il ressort également de l'analyse qui précède que la structure de cette pièce n'est pas aussi simple et banale qu'il y paraît au premier regard. Avec une grande économie de moyens et un rare sens de la technique dramatique, le jeune auteur a su manier tous les éléments de l'intrigue, l'affaire de la contrebande et la naissance de l'amour tragique, et les faire évoluer selon une progression discrète, mais nette. Grâce au personnage de Ciboulette, ce thème de l'amour malheureux, comme en attente au premier acte, s'intègre peu à peu si fortement à l'action dramatique qu'à la fin il la domine. De la sorte, cette pièce, dont la division en trois actes mais sans découpage en scènes ou tableaux offrait le danger d'une évolution trop linéaire et monotone, ne connaît à peu près pas de temps faible, le rythme dramatique imposé par la progression de l'intrigue policière se trouvant toujours repris et doublé par le thème de l'amour malheureux. En somme, sa structure est semblable à celle de la fugue musicale où deux thèmes alternent d'abord, et se rejoignent dans la mélodie finale.


‘’Zone’’ est une pièce habillement construite, passionnante et touchante.


Intérêt littéraire


Dans la littérature québécoise et, en particulier, dans les pièces de théâtre, s’est toujours posé le problème de la langue employée, de l’hésitation entre le réalisme intégral et le souci d’une certaine correction. Cette hésitation a été partagée par Marcel Dubé qui, paradoxalement, aujourd’hui, après le déferlement du « joual », semble avoir écrit en bon français alors qu’à l’époque on a pu lui reprocher de n'avoir pas assez soigné la langue.

En fait, on n’a pas à s’étonner que les adolescents qui sont issus d'un milieu populaire parlent une langue incorrecte et que ce soit aussi le cas des policiers qui les interrogent : «Vous êtes pas capables de vous appeler comme du monde?»

Ce qui est plus gênant, c’est que l’auteur n'a pas su conserver partout les mêmes normes, créant ainsi des écarts regrettables. Dans une même réplique, par exemple, Ciboulette dit : «Y ont dit qu'ils feraient vite. Ils savent que tu t'es évadé». L’accumulation de semblables incohérences, infimes en soi, fait que le charme est souvent rompu, que le ton juste de la pièce n'est pas soutenu. Par contre, le monologue final de Ciboulette offre l'exemple d'un curieux langage recherché : «Dors, mon beau chef, dors, mon beau garçon, coureur de rues et sauteur de toits, dors, je veille sur toi, je suis restée pour te bercer...»

Le titre aussi est étonnant, le mot « zone » au sens de faubourg misérable qui s’est constitué (malgré l’interdiction) sur les terrains des anciennes fortifications de Paris n’appartenant pas à l’usage québécois. Il n’est d’ailleurs utilisé, à la fin du deuxième acte, que par cet homme relativement instruit qu’est le chef de police : Tarzan, dit-il, est «surtout un pauvre être qu'on a voulu étouffer un jour et qui s'est révolté... Il a voulu sortir d'une certaine zone de la société où le bonheur humain est presque impossible».

Il reste que l’écriture de Marcel Dubé, d’une grande sensibilité, a ému des générations de spectateurs.


Intérêt documentaire


On trouve dans la pièce une profonde analyse sociale.

Déjà, Gratien GélinasDans avait créé Fridolin qui aimait parler des «gars de sa gang» avec l'accent de la fierté, et pour signifier que lui, le jeune gavroche, pitoyable dans sa solitude, n'avait besoin de rien ni de personne lorsqu'il était avec « sa gang », aveu d'autant plus touchant que, ces groupes se constituant essentiellement à partir d'une identité, le jeune homme qui aime s'y retrouver pour se sentir fort ne fait que multiplier autour de lui des images de lui-même. Mais s’est imposée ainsi l’image faible et pitoyable de l'homme dépourvu puisant une force magique dans le regroupement serré et un peu clandestin de ses semblables, l'image du Canadien français isolé, incapable d'assumer seul son destin et ne se retrouvant fort que dans le rassemblement illusoire de ses faiblesses. Le phénomène des « gangs », s’il est universel, prend une signification particulière lorsqu'il s'agit de groupes minoritaires ; aussi, l'image d'un groupe d'individus ne vivant que par et pour le groupe, sous l'autorité quasi sacrée d'un chef, paraît révélatrice du milieu canadien-français.

On l’a retrouvée chez Marcel Dubé, qui ayant passé son enfance dans le quartier populaire du ‘’Faubourg à m’lasse’’ à Montréal, fit preuve d’un grand réalisme sociologique pour évoquer un milieu qui est identifié par le langage et l'anecdote, qui est plus désespéré et moins structuré que le Saint-Henri que Gabrielle Roy avait montré dans “Bonheur d'occasion”.

Il opposa à l'effroyable apathie des bourgeois le désir qu’ont les cinq jeunes d’échapper au destin d’ouvrier, de livreur, au pire de chômeur, qui les attend. Ils refusent un avenir qui ressemble à celui de leurs parents, un travail qui n’est que de l'exploitation, mais ils ne savent pas quoi faire pour entrer dans le monde des adultes, pour camper leur identité et, faute de moyens, ils se résignent.

On peut percevoir dans leur rupture avec les valeurs de leurs parents, dans leur rêve d'affranchissement la nécessité de conquérir une assise identitaire dont la pierre angulaire serait une identité politique. Mais il ne faut pas voir dans “Zone”, comme l’ont fait beaucoup de critiques, un tableau du Québec des années cinquante, de ce qu’on a appelé « la Grande Noirceur », même si la pièce marqua profondément l'imaginaire des Québécois.


Intérêt psychologique


‘’Zone’’ est la pièce de Marcel Dubé où l'on retrouve le plus nettement «les vertiges et les sortilèges » de l'enfance : ses rêves d'un monde plus beau que le vrai. Il y a montré une fine connaissance intuitive, beaucoup d'acuité, d'empathie et de sensibilité, dans sa description des espoirs de l'adolescence, du désir de liberté et de l'enthousiasme des jeunes, de ce difficile passage au monde des adultes.


On peut remarquer que, dans ce tableau, les familles de ces jeunes sont notablement absentes. Paradoxalement, ces jeunes ne trouvent-ils pas un père dans le chef de police qui, toujours soucieux d'atténuer la dureté de ses lieutenants envers Tarzan, regrette : «J'espérais que ce soit pas lui... Je pensais à mon garçon qui a son âge et qui trouve la vie facile... Ça me fait drôle». Pour les autres, Tarzan est un assassin à condamner ; pour lui, un fils à aimer, maladroitement, imparfaitement sans doute, mais le lien de tendresse n'en est pas moins là.

Les cinq adolescents, de jeunes paumés à la recherche d'un monde impossible, sont authentiques et attachants dans la pureté de leur enthousiasme, la force de leurs rêves, leur foi naïve et totale. S'ils se comportent en hors-la-loi, ils sont, au fond, des idéalistes animés du désir de changer le monde, qui voulaient réaliser leurs rêves.

Mais ils sont différents les uns des autres.

Moineau, qui a un visage plein de rêve, est maladroit, bon enfant. Il fait la contrebande, non pas, comme les autres, pour s'acheter un jour une belle maison et une grosse voiture, comme les gens riches, mais «pour apprendre la musique», pour s'acheter «une autre musique à bouche», «une vraie, une plus longue avec beaucoup de clés et beaucoup de notes».

Surtout, se détache le trio formé par Tarzan, Ciboulette et Passe-Partout, une sorte de triangle amoureux.

Passe-Partout, au nom significatif qui suggère habileté et dissimulation, est le seul qui n'a pas cru pleinement au rêve, le seul à briser les conventions en ne travaillant pas à l'usine et en «volant pour vrai». Sa rivalité amoureuse avec Tarzan fait de lui un traître, un Judas.

Tarzan s’est donné ce nom parce qu’il est animé de cette puissante impulsion vitale qui va le pousser jusqu’au geste fatal qui compromet sa vie, parce qu’il allie courage, force et sensibilité. Aussi, à la fin, renoncer à son nom de chef de bande, retrouver son «vrai nom», c'est avouer l'échec du paradis, se «réveiller» d'un rêve soigneusement construit, et qui ne survit que dans le regard et l'étrange sourire illuminé de Ciboulette. S’il redevient François Boudreau, non plus pour l'ordre judiciaire mais pour Ciboulette, c'est que le moment est venu, pour lui, de quitter l'enfance et ses jeux interdits pour accéder à l'âge de l'amour, d'abandonner le cercle des amitiés magiques, pour former, ne serait-ce qu'un instant, un couple d'amoureux : «Je suis pas venu ici, dit-il à Ciboulette, pour trouver de l'argent, je suis venu pour t'embrasser et te dire que je t'aimais

Mieux campée que Tarzan, Ciboulette a la dureté, l'obstination, la fidélité indéfectible qui font les grandes héroïnes. De tous les personnages qu'a créés Dubé, elle est sans aucun doute celui qui ressemble le plus à ceux d'Anouilh : on dirait une Antigone qui refuse tout compromis avec la «vie réelle» (on peut remarquer qu’avec Moineau elle ne divulgue jamais son «vrai nom»), qui a juré fidélité au rêve qu’elle incarne pleinement, qui ne survit que dans son regard et son étrange sourire illuminé, et c'est par et dans son rêve que Tarzan meurt. Elle est peut-être le personnage axial de la pièce car, si Tarzan construit ce paradis du rêve où l'enfance cherche à se perpétuer, elle y introduit l'amour et, par conséquent, le rêve d'un bonheur pleinement adulte. Mais elle n'accepte de mêler au rêve l'amour qu'au moment où l'un ne saurait se prolonger sans l'autre ; où, en fait, l'un et l'autre sont emportés par une même fatalité. Puis, à la fin, elle reste l’amoureuse, laissant bien cette image quand, penchée sur le corps inanimé de Tarzan, elle prononce ces paroles étonnantes : «Dors avec mon image dans ta tête. Dors, c'est moi Ciboulette, c'est un peu moi ta mort... Je pouvais seulement te tuer et ce que je pouvais, je l'ai fait...»

Tarzan et Ciboulette sont des Roméo et Juliette contemporains qui se détachent de leur milieu sociologique comme d'authentiques figures mythiques.


Les personnages de Marcel Dubé sont de véritables archétypes.


Intérêt philosophique


‘’Zone’’ montre le caractère crucial de l’adolescence, « état de passage où l’illicite est roi », période marquée par la volonté de rupture avec les parents, par le désir d’un autre monde, et, en même temps, par le nécessaire passage à l’état adulte, par l’acceptation du monde tel qu’il est. Marcel Dubé a magnifié en ses personnages leur attachement à ce paradis du rêve où l'enfance cherche à se perpétuer. Puis il a montré que les paradis sont des illusions, que se réfugier dans cet espoir ne peut conduire qu’à un «réveil» pénible, à l'échec sinon au drame.

La pièce consacre donc l'impossibilité du rêve, la victoire définitive et fatale du réel sur le rêve. Mais ce passage au réel se fait par l’amour qui, au-delà de sa simple découverte qui a lieu dans la pièce, aurait été, le couple se formant, la famille se profilant, l’acceptation de responsabilités.

Au moment de la reprise de sa pièce en 2003, ne s’étonnant pas de sa constante actualité de sa pièce, Marcel Dubé déclara : « La jeunesse, qu’on le veuille ou non, est marginale tant qu’elle n’est pas devenue adulte. Marginale, non dans un sens pessimiste, mais dans le sens où elle a des droits sans avoir d’obligations ni de responsabilités. Cela dit, je crois qu’il est encore plus difficile d’être jeune aujourd’hui. »


Destinée de l’oeuvre


Lors de sa création le 23 janvier 1953, au Théâtre des Compagnons de Saint-Laurent, Monique Miller jouant le rôle de Ciboulette, ‘’Zone’’ bénéficia d'une exceptionnelle réception. Marcel Dubé, alors âgé de vingt-trois ans, fut couvert de récompenses, d’éloges. La pièce, présentée par “La jeune scène” au ‘’Dominion drama festival’’ tenu à Victoria (Colombie-Britannique) en 1953 y rafla tous les prix. Le triomphe de Dubé fut partagé par tous les Québécois. Désormais, il se vit investi d’une mision à remplir.

La pièce ouvrit pour le Québec une porte sur la modernité. Oeuvre fondatrice, elle offrit au théâtre québécois un statut résolument nouveau, devint un classique du répertoire, continuant, année après année, à être jouée ici et là dans des écoles, par des troupes d’amateurs, tenant une place privilégiée dans la carrière de Marcel Dubé.

En 2003, elle fut reprise à Montréal par la Nouvelle Compagnie Théâtrale, dans une mise en scène de Mario Borges. Il signa une relecture légèrement actualisée (un cellulaire au lieu d’un téléphone à fil, des vêtements d’aujourd’hui, la liberté avec laquelle les jeunes se touchent). Lui et l'auteur ont épuré le texte de ses réflexions plus philosophiques pour favoriser l'action, en montrant juste ce qu'il fallait du terreau sociopolitique qui la sous-tend, pour favoriser aussi la psychologie des personnages, leur passion, et conserver intacts les enjeux. Il en ressortit une action sans temps mort, exprimant une forte tension et une urgence incontrôlable, un drame tout à fait actuel. Car on put alors constater que, malgré ses aspects conventionnels, la pièce n'a pas vieilli, qu’elle demeure pertinente, que les personnages n'ont pas pris une ride même si les jeunes des années cinquante n'avaient pas tout à fait les mêmes problèmes, les mêmes possibilités, les mêmes manques que ceux d'aujourd'hui. Le spectacle obtint beaucoup de succès auprès des jeunes spectateurs qui ont assisté à l'une ou l'autre des quatre-vingt-cinq représentations données à travers le Québec. Si les adolescents sont à ce point touchés, c'est d'abord parce que les personnages ont leur âge et que la pièce décrit leur propre vie, leurs propres révoltes.

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Devant le succès que connut ‘’Zone’’, l’obligation d’être dramaturge, de constituer un répertoire québécois, devint impérieuse pour Marcel Dubé, d’autant plus qu’à ce moment-là, les Compagnons de Saint-Laurent disparaissant et étant remplacés par le Théâtre du Nouveau-Monde, la vie théâtrale québécoise allait bientôt connaître l’essor le plus spectaculaire de son histoire.

En 1953-1954, boursier du Québec, il fit en France des stages dans des écoles de théâtre et voyagea en Europe.

À son retour, il devint scénariste pour l'Office national du film (ONF), en plus d'être journaliste, auteur et réalisateur, à la fois pour la scène et la télévision dont l’avènement a propulsé sa carrière. De 1953 à 1958, il allait écrire quatorze dramatiques que Radio-Canada diffusa à la radio ; de 1952 à 1972, il allait écrire vingt-trois télé-théâtres pour la télévision, deux feuilletons et un quatuor, sans compter des séries de sketchs. Ainsi fut d’abord écrit pour la télévision en 1957 puis adapté pour la scène :